3
Chaemhet n’avait pu déléguer autant qu’il l’escomptait les tâches requises par le départ d’Ankhsenamon. Bien que Teyé l’obsédât, sa carrière conservait pour lui une importance vitale ; or, de l’attention qu’il portait à la Deuxième Épouse dépendait son ascension.
Il croyait comprendre la jeune reine. Cette femme menue au doux visage possédait une immense fierté. Elle ne prenait aucune part à la vie sociale du quartier palatial, toutefois une sorte d’amitié était née entre elle et Ti, la Première Épouse. Celle-ci l’encourageait dans son espoir d’avoir un héritier. Ay n’invitait Ankhsi à partager sa couche qu’une fois tous les cinq jours, et son étreinte se réduisait à une pénétration, devant des serviteurs témoins de cette union. Aussitôt après, ils raccompagnaient la reine jusqu’à ses appartements. Ay lui marquait de la bonté et la comblait de présents, mais dans son cœur elle doutait que de telles circonstances fussent propices à la procréation d’un héritier. Et voilà que cette visite officielle, la première depuis son retour sur le trône, entraînait une séparation. Chaemhet ne savait comment l’interpréter. Ay espérait-il, par l’abstinence, restaurer ses forces déclinantes ? Si une nouvelle vie palpitait dans la matrice de la reine, Chaemhet eût été parmi les premiers informés.
Le jour du départ pour la capitale du Nord se leva en une aube radieuse. Chaemhet envoya son sous-intendant s’assurer que tout était en ordre sur la barque royale où le groupe accomplirait ce voyage de dix jours. Les rayons dorés effleuraient à peine le sommet des falaises du Grand Lieu, sur la rive opposée du Fleuve, quand son subordonné arriva au port. Construite pour Nebmaâtré Aménophis[18] quarante crues plus tôt, la nef immense virait lentement. Son capitaine dirigeait la manœuvre afin de placer la lourde coque dans le sens du courant. Derrière la proue relevée, plus haute que les mâts de charge et plaquée d’or pur, le pilote se tenait à son poste sur la plate-forme bordée d’une balustrade montant à mi-corps. Derrière lui encore, de part et d’autre du bas-mât, cinquante rameurs au total avaient pris place. Et, derrière le mât, resplendissait la cabine royale peinte en blanc et or, prolongée par un vélum bleu pâle à longues franges d’argent. Le sous-intendant descendit sur le quai, attendit que le navire fût solidement amarré, puis se hâta de franchir la passerelle. À bord, il épousseta les étagères pour en ôter le sable, tapota les coussins ventrus et vérifia que le vin était maintenu au frais dans les jarres en terre cuite entreposées dans la cale, avec toutes les autres provisions nécessaires à l’expédition. Pour finir, il s’assura que, sur les quatre vaisseaux impériaux constituant l’escorte, tout était paré pour cette importante mission.
Comme les autres membres de la suite royale, Senséneb devait se trouver à bord avant la Deuxième Épouse. Ses bagages ayant été embarqués la veille, elle vaquait à ses ultimes préparatifs. Elle fit ses dernières recommandations à Oupouatmosé et Tarékap, le couple qui tenait la maison, concernant les soins à donner aux plantes et aux animaux. Senséneb avait toujours aimé les bêtes. Outre les deux chiens, les deux chats et les deux oies ramenés de Méroé, elle avait une gazelle apprivoisée, achetée sur le marché proche du zoo de la capitale du Sud, qui la suivait partout. Huy avait opposé un refus catégorique au bébé macaque dont son épouse avait été tentée de faire l’emplette lors de cette même visite au marché. En grandissant, les singes ne créaient que des ennuis.
« Au revoir, aimé de mon cœur, lui dit-elle.
— Au revoir, ma belle et tendre. »
Ils se regardèrent, ne sachant qu’ajouter. Senséneb se réjouissait d’entreprendre ce voyage tout en regrettant de quitter Huy. De son côté, celui-ci avait hâte d’être seul et s’en sentait coupable. Ils unirent leurs mains, contemplèrent leurs doigts entrelacés, puis relevèrent la tête avec au fond des yeux comme un air d’excuse. Chacun se demandait s’il possédait encore le pouvoir d’atteindre les pensées de l’autre. Cette faculté qu’ils avaient eue jadis s’était émoussée au fil de la vie commune. Désormais, Huy et Senséneb ne pénétraient plus le cœur de l’autre. Peut-être ne le voulaient-ils pas, ou ne l’osaient-ils pas. À moins que, tout simplement, cela leur fût devenu impossible. Ils échangèrent malgré tout les mots qu’ils employaient avant chaque séparation :
« Mon cœur appellera le tien.
— Et le mien lui répondra. »
Huy ne pouvait descendre au port pour la voir partir. Ils se frottèrent le nez sur le pas de la porte, s’embrassèrent une dernière fois, puis elle prit place dans une voiture à porteurs envoyée par le palais pour la chercher. Alors, comme il aimait toujours le faire, Huy parcourut à pied les quelques rues tortueuses qui le séparaient des Archives Culturelles. Il devait rédiger un rapport pour Nakht concernant la réfection des statues votives du temple de Sekhmet, nécessaire depuis trop longtemps. Non sans ironie, le scribe médita sur l’étrange coïncidence voulant que Senséneb parte pour la capitale du Nord, placée sous la triple influence de Sekhmet, la déesse-lionne, de son époux Ptah et de leur fils Néfertem, tandis que lui se consacrerait à la tâche aride de décrire l’état de leurs statues. Que de chemin parcouru, depuis l’époque où il ne vivait que pour son métier ! Désormais, il ne pouvait se défendre d’une insatisfaction qui l’incitait à la nonchalance. Il repensait sans cesse aux confidences de Chaemhet. Cette situation était à surveiller et, comme elle concernait indirectement le roi, Huy se sentait en droit de le faire. De plus, il avait de l’affection pour Chaemhet et ne voulait pas qu’il lui arrivât malheur. Cette histoire aurait-elle des conséquences ? Peut-être pas… Ce n’était sûrement pas la première fois qu’une concubine et un courtisan avaient une liaison et parvenaient à garder le secret. Toutefois, comme son ami, il connaissait le châtiment que valait un tel crime, s’il était découvert. Ce qui l’intriguait le plus était que cela fût arrivé. Sans être très lié avec Mia, il avait formé l’impression qu’elle était l’épouse idéale pour un homme se destinant à la carrière de Chaemhet. Elle était belle, féconde, intelligente et dotée d’un esprit qui charmait les amis et les collègues de son mari. Elle donnait des réceptions coûteuses, mais sans luxe ostentatoire ; elle avait gagné la bienveillance d’Ankhsi et l’approbation du roi. Si elle ne contentait pas Chaemhet au lit, pourquoi ne prenait-il pas une autre épouse, une autre concubine ? Une seule femme suffisait amplement à Huy, mais son ami était un homme influent.
Le scribe soupira en sortant du dédale de ruelles, tout en haut de la colline où le bâtiment massif se dressait tel un navire échoué. Son raisonnement était simpliste et ne tenait pas compte de l’essentiel : Chaemhet ne désirait pas n’importe quelle femme, mais Teyé. Et celle-ci, semblait-il, partageait ses sentiments. C’était, hélas, un problème insoluble.
Dans le port tout en bas régnait une grande effervescence. De là où se tenait Huy, les trompettes des hérauts rendaient un son grêle, assourdi par la chaleur qui n’avait cessé de croître depuis que le scribe s’était mis en route. Leur sonnerie annonçait l’arrivée de la Deuxième Épouse. En plissant les yeux, Huy discerna le vélum de lin flottant dans la brise fraîche. Les silhouettes miroitaient dans la brume de chaleur, mais il distingua celle d’Ankhsi, descendant de sa chaise à porteurs pour parcourir la courte distance la séparant de la passerelle. On avait tapissé sa route de joncs, frais et verts. Senséneb se trouvait certainement à bord, car le scribe ne la voyait nulle part. Bizarrement, une partie de lui-même commençait à éprouver de la mélancolie. Son absence durerait cinq cycles du char lunaire. Qui sait ? Peut-être leur serait-elle bénéfique.
Une nouvelle sonnerie de trompettes salua l’entrée du pharaon. Même de cette distance, Huy aperçut la haute silhouette maigre trônant sur un char de cérémonie tiré par deux bœufs blancs. Ay arborait la couronne bleue de la guerre, puisque son épouse s’en allait vers le septentrion. Pas aussi loin, certes, que les frontières où guerroyait Horemheb, mais la référence à cette zone instable de l’Empire était capitale aux yeux des ambassadeurs et des négociants étrangers, venus eux aussi assister à ce départ solennel. Ay avait près de lui le desheret, la couronne rouge de la Basse-Égypte. Il en ceignit le front d’Ankhsi, qui se tenait debout devant lui. Alors elle embarqua, précédée d’un soldat portant l’effigie d’Ouadjet, la grande déesse-cobra protectrice du Nord, qu’il déposa à la proue du navire tandis que le roi et sa suite se retiraient.
Huy détourna les yeux pour contempler, au-delà des faubourgs, les champs fourmillant d’activité sur la terre sortie des eaux. Des centaines de silhouettes se penchaient sur une houe, creusaient des tranchées ou réparaient les minces canaux d’irrigation rectilignes ; d’autres élevaient des murets d’argile pour délimiter les champs, dont la démarcation avait été détruite par la crue. Certains construisaient des systèmes de levage pour les seaux en cuir qui serviraient à transporter l’eau vers les terres trop hautes pour être imprégnées par l’inondation. Le sol encore humide luisait doucement au soleil. La plupart des fermiers et des paysans étaient enfoncés jusqu’aux chevilles dans le limon.
Ce spectacle captiva tant et si bien Huy que, lorsqu’il se retourna vers le port, la grande nef formant un quinconce avec les vaisseaux impériaux s’engageait déjà au milieu du Fleuve. Les rameurs sondaient les flots à la recherche du courant le plus rapide, leurs avirons évoquant les membres frêles d’un gros coléoptère. Sous le regard du scribe, les navires s’élancèrent en avant. Sur les quais où la foule se dispersait, une seule silhouette attentive continuait, comme lui, à scruter l’horizon. Bien que trop loin pour l’identifier, Huy savait que c’était Chaemhet. Le scribe s’attarda encore, le temps de voir la nef suivre la large boucle que décrivait le Fleuve juste au nord de la cité, puis il se dirigea à contrecœur vers les vastes portails des Archives Culturelles.
Dix jours plus tard, Chaemhet était assis dans son bureau de la Deuxième Maison, où l’atmosphère était bien calme depuis le départ de la reine. Il attendait un pigeon voyageur confirmant l’arrivée à bon port d’Ankhsenamon et de sa suite. À défaut, un vaisseau impérial, qui même à contre-courant ferait le voyage en deux jours, reviendrait avec des lettres dès qu’ils auraient atteint la capitale du Nord. Les pigeons étaient trop souvent victimes des éperviers.
Il avait rêvé d’avoir du temps libre pour rejoindre Teyé plus fréquemment, et pourtant, maintenant que l’occasion s’en présentait, il ne la saisissait pas. Que penserait-elle, en se voyant ainsi délaissée ? Il se le demandait, mais restait passif. Il rendit visite à ses fils, à l’école des scribes, examina leur travail et s’entretint avec leur tuteur. Il emmena son épouse se promener le soir et, dès son premier jour de congé, il fit préparer sa nacelle pour aller chasser le gibier d’eau avec Mia. De son bâton de jet, il abattit cinq canards qui tombèrent dans les roseaux.
Par-dessus tout, il pensait à l’enfant qui grandissait dans la matrice de sa femme. Mia n’avait pas beaucoup grossi ; son ventre s’arrondissait à peine sous les robes à plis qu’elle portait désormais. Lui-même n’aurait rien remarqué. Il voyait rarement son épouse dans sa nudité. Chaemhet avait décidé de se réjouir de cette future naissance et de s’en remettre à la volonté des dieux. Avec Mia, il offrit les oblations traditionnelles à Hathor, Thouëris et Rénoutet. Il avait honte d’avoir imaginé que cette grossesse pût s’achever dans la mort, le délivrant de ses chaînes du même coup. Il enfouit cette pensée au plus profond de son cœur pour ne plus l’en laisser sortir. Il ne reverrait pas Teyé. Il ne lui enverrait pas de message par l’entremise d’Imbou. Il en avait fini de faire le chien couchant. Il n’avait pas besoin d’elle. Peut-être son silence le lui signifierait-il mieux que tout.
Chaemhet cherchait à l’oublier par une activité incessante, mais, malgré lui, l’image de sa maîtresse le hantait. Que pensait-elle ? Comment réagirait-elle ? Elle serait bien obligée de se résigner ! Il évitait les réunions où se produisaient les musiciennes du roi. Mia levait parfois un sourcil interrogateur, mais ne disait rien. Impossible qu’elle eût des soupçons… Chaemhet redoublait de prévenances à son égard.
À mesure que les jours passaient, il se sentait plus fort, plus confiant. Finie, l’angoisse de la décision à prendre, et sans le moindre drame ! Cela passerait tout naturellement, comme une fleur coupée, dans un vase, ne donne que l’illusion de la vie qu’elle a possédée. Il pouvait désormais vivre en paix avec lui-même. Il fuyait Huy, honteux de s’être épanché. Il eût été plus sage de tenir sa langue ! Une faiblesse partagée est une faiblesse dévoilée.
Le pigeon avait sans doute été la proie d’un prédateur, mais le vaisseau arriva enfin de la capitale du Nord, porteur des premières nouvelles. Chaemhet tria les différentes instructions rédigées par Ankhsi au cours du voyage. Une lettre de Senséneb y étant enclose à l’attention de Huy, il griffonna une note afin de ne pas oublier de la lui adresser. Il regrettait d’avoir coupé les ponts, finalement. Peut-être irait-il voir le scribe dans quelque temps, quand cette affaire serait de l’histoire ancienne. Huy sortait peu et se tenait à l’écart de la vie mondaine, mais c’était un homme pour qui l’amitié n’était pas un vain mot. Chaemhet avait eu l’idée de l’inviter à dîner ainsi que Sahourê, le Grand de la Troisième Maison, avec qui les deux hommes avaient fait leur apprentissage à l’école des scribes, mais il hésitait. Sahourê se montrait toujours extrêmement affable, cependant le poste de Chaemhet représentait pour lui le degré suivant sur l’échelle sociale. En matière d’avancement, il fallait se méfier de ses meilleurs amis.
Les missives de la reine contenaient des instructions de routine que Chaemhet classa par ordre d’importance, comptant tout régler dès qu’il serait revenu de sa tournée d’inspection du milieu de matinée. Tandis qu’il finissait de mettre en ordre ces documents, il entendit des voix dans le vestibule. Presque immédiatement, son secrétaire apparut, suivi – à la profonde surprise de Chaemhet – du nain bedonnant qui lui avait succédé comme Directeur du Harem du Sud. Géoua lui avait déjà rendu visite deux fois pour lui demander conseil, mais en l’occurrence il n’arborait pas son sourire coutumier, dont l’absence altérait son visage ingrat de façon saisissante.
« Salut à toi, Géoua.
— Salut à toi », répondit le nain, passant la main sur ses cheveux ras et prenant un siège.
Sur un coup d’œil de Chaemhet, son secrétaire quitta la pièce pour revenir peu après avec un plateau où était disposée l’offrande traditionnelle – bière rouge, petits pains blancs et dattes. Il le plaça sur une table basse, près du visiteur.
« Mon secrétaire doit-il rester ? s’enquit Chaemhet.
— Non, autant parler seul à seul. Il n’est pas nécessaire de consigner cette conversation, qui n’a aucun caractère officiel. »
Le secrétaire inclina la tête et se retira. Sans cérémonie, Géoua se servit généreusement de la bière et but avidement. Lorsqu’il leva le bras, Chaemhet remarqua qu’il transpirait abondamment. En cette fin de matinée, le soleil allait bientôt changer de barque.
Chaemhet attendit patiemment que son hôte fût prêt à parler. Géoua reposa le gobelet vide, s’essuya les lèvres puis le front dans la serviette en lin préparée à côté de la cruche et fixa le Grand Intendant avec un regard indéchiffrable.
« Je détiens une nouvelle susceptible de t’intéresser, dit-il enfin.
— Vraiment ? »
Au bout de quelques instants, Géoua annonça avec toute la subtilité dont il était capable :
« C’est une nouvelle qui vaut son pesant d’or.
— Dois-je comprendre que je suis censé t’acheter l’information dont tu parles ?
— C’est quelquefois l’usage, répondit cyniquement le Directeur du Harem.
— Pas à la cour du roi Ay. Tu t’adresses à un fonctionnaire de haut rang, lui rappela Chaemhet d’un ton sévère.
— Je sais. La chute serait d’autant plus dure. »
Il sembla à Chaemhet que ces mots mettaient une éternité à prendre un sens dans son esprit. Il jeta un regard vers le passage voûté. De l’autre côté, son secrétaire écoutait-il cette conversation ? Que n’avait-il eu la prévoyance de l’envoyer faire une course ! De toute évidence, c’était cette fois une affaire d’ordre privé qui amenait Géoua.
« Es-tu venu solliciter un conseil ? demanda-t-il pour gagner du temps.
— Tes conseils, je n’en ai plus besoin ! »
Les lèvres épaisses de Géoua enserrèrent la datte qu’il avait portée à sa bouche de sa petite main grasse et potelée – une main d’enfant. Il mastiqua bruyamment et cracha le noyau avec adresse dans une soucoupe en cuivre, sur la table.
« Je suis ton prédécesseur. Il n’y a pas si longtemps, tu me montrais plus de déférence et de gratitude. »
Le nain lui jeta un regard de mépris et répliqua d’un ton peu amène :
« Tu as mené la vie trop douce à ces femmes. Avec moi, elles ont intérêt à marcher à la baguette ! Je gardais les vaches, dans mon enfance.
— Tu as fait du chemin », répondit calmement Chaemhet.
Il avait fort envie d’appeler son secrétaire et de mettre un terme à cette entrevue. Mais l’affaire prenait mauvaise tournure et il ne pouvait se permettre d’éveiller l’hostilité de son désagréable visiteur.
« Ne le prends pas de haut avec moi ! s’indigna Géoua, haussant le ton. Ce n’est pas parce que je suis comme ça que tu vaux mieux que moi.
— Je ne pensais pas à ton apparence. »
Le Directeur du Harem cracha un autre noyau de datte et se resservit de la bière, qui ruissela sur les parois de la cruche.
« J’impose la discipline et je me mêle de mes affaires, voilà comment je conçois mon travail. Ça t’étonne, pas vrai ? Mais ne perdons pas de temps en propos acerbes.
— Alors expose-moi la raison de ta venue.
— Seulement contre deux débens[19] d’or.
— C’est un prix exorbitant ! »
Cet homme était au courant. Comment l’avait-il appris ? Le jour où Chaemhet était allé au harem, il avait eu soin de lui rendre une visite officielle… Il devait découvrir coûte que coûte l’information que possédait Géoua, mais il tenta à nouveau de gagner du temps.
« Pourquoi cela aurait-il autant de valeur pour moi ?
— À cause de la dame dont je suis le messager. »
La première réaction de Chaemhet fut la colère. Comment ! Teyé, toujours si discrète, était allée faire des confidences à cette crapule ? Quel but poursuivait-elle ?
« Je ne te donnerai pas plus d’un demi-dében. »
Le nain parut moins déçu qu’ennuyé d’avoir surestimé son jeu. Il balança ses jambes et fixa le Grand Intendant.
« Tu es dur en affaires.
— Quelles affaires ? Je devrais te faire jeter dehors et rédiger un rapport ! Sous ce règne, les pots-de-vin n’ont plus cours. De tels usages appartiennent au passé.
— Les vieilles habitudes ont la vie dure, grogna Géoua. Quant à violer les usages, je me demande si je suis le seul ? »
Il regarda méchamment Chaemhet, qui à cet instant perdit le peu d’illusions qui lui restaient. Son secret était éventé. Malheureuse Teyé ! Qu’avait-elle fait ?
Sombrement, il tira sa bourse en cuir de sa ceinture et sortit des piécettes d’or, qu’il poussa sur la table. Géoua les ramassa et les laissa tomber par petites poignées dans sa propre bourse. « Ce petit chantage est de son invention, pensa Chaemhet. Il ne devait servir que d’intermédiaire. »
« Et maintenant, ta nouvelle, exigea-t-il froidement.
— La voici : Ay a rappelé Teyé dans sa couche. »
Chaemhet ferma les yeux. L’information ne pouvait provenir que de Teyé. Géoua n’aurait eu aucune raison d’inventer une telle énormité, ni suffisamment de finesse. Il ne savait rien de leur liaison ! Teyé l’avait simplement envoyé transmettre ce message et il était parvenu à ses propres conclusions.
Voilà les ennuis que s’était attirés Chaemhet pour avoir rompu tout contact avec elle. Était-elle retournée dans leur chambre du port ? Il n’avait pas résilié le bail, mais il n’y avait pas remis les pieds et n’y avait plus envoyé Imbou. Regardant en lui-même, Chaemhet eut un sourire sans joie. Il mesurait la patience de Teyé, et était seul responsable du guêpier où il s’était fourré. Il avait du mal à dissimuler son sentiment de culpabilité à Géoua, qui, détendu, souriait d’un air de connivence.
« Elle veut te voir, dit-il.
— Pourquoi Ay… ? commença Chaemhet, pensant tout haut.
— Oui, n’est-ce pas ? Alors qu’il y en a tant d’autres plus jeunes. Il cherche sans doute une femme expérimentée, pour qu’elle lui rappelle tout ce qu’il a oublié. »
Chaemhet l’écoutait avec accablement. S’il n’avait commis un crime de lèse-majesté, avec quel plaisir il aurait fait jeter cet individu abject hors de son bureau ! Maintenant, en un sens, ils étaient complices. Il serait forcé de renouer avec Teyé, par peur des représailles. L’aurait-elle contacté, si Ay ne l’avait envoyé chercher ? Pourquoi avait-elle choisi ce messager entre tous ? N’avait-elle pas une seule servante à qui elle pouvait se fier ? Non. Au sein du harem, on n’accordait sa confiance à personne.
Et au milieu de toutes ces émotions qui déferlaient dans son cœur en bouillonnant telle l’eau d’un chenal, il s’aperçut avec stupeur qu’il était jaloux à la seule pensée de Teyé dans les bras du roi. Certes, Ay n’avait plus de goût pour l’amour physique. La pénétration était simplement le mécanisme inévitable pour qui désirait un enfant. Pourtant, Chaemhet se représentait un tableau tout différent, où un roi libidineux saisissait la tête de Teyé entre ses mains, empoignait rudement sa chevelure soyeuse et la forçait à descendre vers son membre en érection. Chaemhet essaya de chasser cette vision dont la force le sidérait, consterné par l’excitation qu’elle faisait naître en lui. Oh, oui, il était jaloux ! Il aurait voulu non pas la tuer, peut-être, mais la frapper, l’humilier.
Conscient du regard insistant de Géoua, il ferma les yeux et respira profondément pour reprendre son calme. C’était une attaque de Seth. Il était un homme civilisé. Il ne tuerait personne, pas même dans ses fantasmes.
Géoua finit sa bière et se leva, essuyant ses lèvres humides.
« Je ne peux m’attarder davantage. Quelle réponse dois-je lui donner ?
— En a-t-elle demandé une ? »
Géoua le regarda sans piper mot.
« Je n’ai pas de message à lui transmettre.
— Tu n’as rien à lui dire ? s’étonna le nain.
— Rien.
— Elle couche avec Ay ! Elle a l’oreille du roi… »
Quel mal pouvait-elle faire à Chaemhet sans se détruire du même coup ? À moins qu’aux yeux de Teyé, cela n’eût plus aucune espèce d’importance.
« Pas de réponse. Et maintenant, va-t’en. »
Quand Géoua fut parti, Chaemhet appela son secrétaire et fit mander Imbou. En attendant l’arrivée de son serviteur, il parvint enfin à dominer ses émotions. Il écrivit à Teyé, lui proposant un rendez-vous et tentant de justifier son silence, mais il s’enlisa dans ses explications et déchira la lettre. Aussitôt, il mesura quelle folie il avait failli commettre. Imbou était digne de confiance, mais si un tel message venait à tomber entre les mains de Géoua ou d’une femme du harem, son destin serait scellé. Il ramassa les fragments éparpillés sur son bureau et les réduisit en menus morceaux avant de les fourrer dans sa bourse. Il les brûlerait plus tard. Un autre plan commençait à se former dans son cœur.
Il se leva à l’entrée d’Imbou et, entraînant son serviteur à l’écart, lui donna ses instructions.
Huy avait achevé à grand-peine son rapport sur les statues, aussi entendit-il avec agacement Nakht insister pour que plusieurs sections fussent lavées et récrites. Il ne put rentrer chez lui qu’à une heure tardive. Les chiens lui firent fête – bien plus que lorsque Senséneb était là – et une odeur alléchante de foul[20] montait de la cuisine, pourtant la maison paraissait vide. Pourquoi n’aimait-il jamais autant Senséneb que lorsqu’ils étaient séparés ?
Il fut accueilli par Psaro, le serviteur revenu avec lui de Méroé.
« Mon maître a de la visite.
— Qui est-ce ?
— Une dame que je ne connais pas. Son nom est Mia.
— Où est-elle ?
— Je l’ai conduite sur la terrasse ; il y fait plus frais.
— Attend-elle depuis longtemps ?
— Non.
— Dis-lui que je ne serai pas long. »
Huy se rafraîchit et se changea à la hâte, tout en se demandant quelle raison incitait l’épouse de Chaemhet à venir le voir. Celui-ci était certain de ne pas avoir éveillé de soupçons, mais il était possible qu’il se trompât.
La visiteuse était assise sur le toit en terrasse, face au nord, offrant son visage à la brise apaisante du soir. Elle était vêtue d’une robe à plis dénudant ses seins et d’un mantelet. Elle portait une perruque courte, tressée de fils d’or et de turquoises, et peu de maquillage. Elle n’avait pour tous bijoux qu’un large collier de perles rouges et bleues, maintenu en place dans le dos par un contrepoids en forme d’ankh[21], des pendants d’oreilles et des bracelets d’or. Huy remarqua qu’elle n’avait pas touché au vin et aux gâteaux au miel apportés par Psaro. Elle leva vers lui un regard anxieux.
« Mia… ?
— Tu es l’ami de mon époux, n’est-ce pas ?
— Le tien aussi, j’espère.
— Il ignore que je suis ici.
— Qu’y a-t-il ?
— Depuis longtemps, commença-t-elle, détournant les yeux, je sens en lui de la réserve. Il m’est difficile de t’en parler, mais…
— Je suis sûr que si la moindre chose le tracassait, il s’en serait ouvert à toi », répondit le scribe non sans embarras.
Cette conversation lui déplaisait au plus haut point. Il n’avait pas revu Chaemhet depuis un certain temps et préférait ne pas se mêler de ses soucis conjugaux.
« Pourquoi viens-tu me voir ? s’enquit-il. Est-il arrivé quelque chose ?
— Oui… Non. Dans la journée, il a réclamé Imbou et, plus tard, un message de son secrétaire m’a informée qu’il rentrerait seulement dans la soirée, car Ay désirait s’entretenir avec lui. Cependant, il n’est pas auprès du roi.
— Comment le sais-tu ?
— J’ai de nombreux amis au palais. »
Une pensée vint subitement à Huy :
« Fais-tu surveiller ton époux ?
— Huy ! se récria-t-elle, atterrée. Je me sens pleine de désarroi et, connaissant ta réputation, j’ai pensé que tu pourrais m’aider.
— Il m’est désormais interdit d’exercer mon ancien métier.
— Je le sais. Je ne suis pas venue dans l’idée de t’engager et sache que je n’espionne pas mon mari. Seulement, j’ai besoin de… de m’assurer qu’il me dit la vérité.
— Depuis quand éprouves-tu ce besoin ?
— Depuis déjà quelques semaines. Chaemhet se conduit étrangement. Chaque fois qu’il m’enlace, je sais que son cœur est ailleurs. Non que cela se produise très souvent.
— Qu’attends-tu de moi ?
— Je ne sais pas, dit-elle, désemparée. Que tu me rassures, je crois. Je n’ai personne d’autre vers qui me tourner.
— Mais, en dehors de son travail, je ne connais rien de la vie de ton époux, prétendit le scribe, qui détestait mentir mais ne voulait pas être entraîné dans les démêlés du couple. Veux-tu que je lui parle ?
— Non ! Comment le pourrais-tu, sans lui révéler que je suis venue te voir ? »
Assis à côté d’elle, Huy avait conscience d’être terriblement maladroit. Il répondit, en lui prenant la main :
« Toi, parle-lui.
— Je n’ose pas.
— Pourquoi ?
— J’ai peur de la vérité.
— L’incertitude est sûrement bien pire.
— Pas toujours. Et s’il était furieux contre moi ? S’il demandait le divorce ? C’est ce que je redoute. »
Pitoyable, elle se détourna de lui. Il comprenait son embarras. Humiliée par Chaemhet, elle souffrait d’avouer au scribe des détails si intimes de sa vie privée, faute d’un meilleur confident.
« Je regrette de n’avoir rien dit de tout cela à Senséneb. Le courage m’a manqué.
— Pourtant, tu viens chez moi le soir même de son départ. Qu’est-ce qui t’en a enfin donné la force ? »
Le regard douloureux, elle ouvrit sa paume pour révéler l’objet qu’elle étreignait.
« Ceci. »
C’était une magnifique amulette : un nœud d’Isis en or et en cornaline.
« Prends-la, dit Mia d’une voix dure et soudain aiguë. Retourne-la, et vois par toi-même l’inscription gravée au dos. »
Il dut plisser les yeux pour déchiffrer les minuscules hiéroglyphes :
Le sang d’Isis, la force d’Isis et les paroles d’Isis auront le pouvoir de protéger cet être grand et divin, de le préserver contre celui qui pourrait lui porter atteinte et qu’il tient en abomination.
« C’est la prière habituelle, constata-t-il en relevant la tête.
— Attends de lire la suite. »
De nouveau il baissa les yeux, tournant l’amulette vers la lumière du crépuscule.
Que cette amulette te protège. Que ce gage soit un lien entre nous. Que ce gage préserve ta matrice du fruit de nos amours, qui pour nous entraînerait la destruction. Je t’appartiens, Teyé, comme tu m’appartiens. Nous sommes la tige et les pétales d’une même fleur. Chaemhet.
Huy ne savait que dire. Le vent projeta sur le sol une vieille feuille racornie, coincée dans quelque trou depuis de nombreuses saisons. Toujours à court de mots, Huy la vit se loger entre deux briques de terre crue avant d’être emportée et de disparaître dans l’obscurité.
« Qui est cette Teyé ? interrogea Mia.
— Je ne la connais pas.
— Il ne t’a donc rien dit à son sujet ?
— Nous étions ensemble à l’école des scribes. M’aurait-il fait des confidences si personnelles alors que nous venions à peine de renouer connaissance ? »
Huy s’en voulait de mentir, mais la vérité n’aurait fait que compliquer les choses, pour eux comme pour lui. Il contempla Mia. Une jolie femme, et riche de surcroît… Son père avait longtemps vécu à la cité de la Mer[22], où il avait fait fortune dans le commerce du cèdre. Pourquoi Chaemhet courait-il le risque de la perdre – et de pareille façon ? Il fallait être possédé pour voler au-devant du danger en faisant graver une telle inscription.
« Où as-tu trouvé ce pendentif ? demanda-t-il.
— Chez nous.
— S’il a été fabriqué à l’intention de Teyé, que faisait-il chez toi ?
— Je n’en sais rien. Chaemhet n’a sans doute pas eu le temps de le lui donner. »
Cette hypothèse laissait Huy extrêmement sceptique.
« Où était-il, au juste ?
— Au milieu des amulettes, dans la niche des dieux domestiques. »
Une excellente cachette. Huy songea à ses propres statuettes d’Horus et de Bès, qui, après avoir vu bien du pays, gardaient sa porte du haut de leur plinthe. Il les regardait rarement mais savait qu’elles étaient là, et ainsi en allait-il dans chaque foyer de la Terre Noire. En revanche, il ne possédait pas d’autre amulette que l’œil d’Horus qu’il portait au cou. Senséneb avait conservé celle, en forme d’appui-tête, qu’elle avait rapportée de Méroé. Elle ne lui avait jamais révélé sa provenance et il n’avait pas insisté. Certains secrets se devaient d’être respectés.
Mais si Chaemhet et Mia recouraient à des amulettes pour renforcer la protection de leurs dieux domestiques, et si son ami avait fait faire un nœud d’Isis pour Teyé, le choix d’un tel emplacement ne manquait pas d’astuce. Par contre, prendre tant de risques en offrant ce présent était absurde. Et pourquoi ne l’avait-il pas dissimulé dans son bureau de la Deuxième Maison ? Huy essayait de cerner les motifs de Chaemhet. Là-bas aussi, on risquait de trouver le bijou, mais Teyé était un prénom assez répandu. Avoir une maîtresse et lui offrir un talisman pour la prémunir contre une grossesse non désirée était un secret embarrassant, mais inoffensif. Même si cela éclatait au grand jour, Ay n’y verrait pas une raison suffisante pour se passer d’un serviteur zélé. Cependant, si le roi exigeait de connaître la maîtresse… Huy avait beau chercher en lui-même, il avait la sensation de tourner en rond.
Le soleil s’était couché et l’atmosphère avait fraîchi. Mia se leva.
« Je dois partir.
— Je suis navré de n’avoir pu t’aider.
— Au contraire, cela m’a fait du bien de te parler. »
Il s’apprêtait à lui rendre l’amulette, mais elle repoussa impulsivement sa main.
« Non ! Je préfère que tu la gardes. Laissons-le se demander ce qu’elle est devenue. Il n’osera pas me poser la question en face et, moi, cette chose me dégoûte. »
Un lourd silence s’installa entre eux.
« Que vas-tu faire ? s’enquit le scribe.
— Rien.
— Tu ne le quitteras pas ?
— Non, dit-elle, refoulant ses larmes. Le pire, c’est que j’attends un enfant. Dans quel genre de famille mon bébé va-t-il voir le jour ?
— Je n’ai aucune crainte à ce sujet.
— Oh, Huy ! Je n’arrive pas à croire cela de lui. »
Huy aussi avait peine à y croire. Même sachant ce qu’il savait, il ne discernait pas la place de cette amulette dans l’histoire que lui avait confiée Chaemhet. Il faudrait tâcher de lui en parler.
Il glissa la petite pierre dans sa bourse.
Chaemhet s’était renseigné discrètement sur les allées et venues de Teyé – les heures où elle sortait du harem et les lieux où, avec sa troupe, elle donnait ses représentations. Il lui fut donc facile d’entrer en contact avec elle et d’organiser un rendez-vous par l’entremise du fidèle Imbou. C’est ainsi que Chaemhet, vêtu très simplement pour se fondre dans la foule, était assis dans leur chambre du port, l’estomac noué à chaque pas résonnant au-dehors. Il reconnaîtrait ceux de Teyé entre tous – à condition qu’elle vînt. D’après Imbou, elle était d’accord pour le rencontrer. Il regrettait d’avoir à recourir aux services de son domestique, de l’avoir mis à ce point dans la confidence, mais tel était le prix à payer pour cette liaison. Il n’y avait pas d’autre issue.
À bout de nerfs, Chaemhet se leva, se rassit, fit les cent pas, puis se servit du vin qu’il ne but pas. Il avait peine à supporter cette solitude, que ne troublait même pas l’invisible présence d’un serviteur. Si Teyé arrivait, au moins il ne serait plus seul. Face à son propre cœur, prendre une décision lui semblait impossible. Teyé, par son attitude, trancherait pour lui… d’une façon ou d’une autre.
Plongé dans ses réflexions, il ne l’avait pas entendue approcher quand, enfin, la porte s’ouvrit. Elle savait faire son entrée et resta immobile sur le seuil, droite et hautaine, avant de refermer la porte derrière elle et de se diriger vers le tabouret, à bonne distance de lui. Elle s’assit d’un mouvement gracieux, les traits impassibles mais le regard de braise. Jamais Chaemhet n’avait contemplé tant de beauté. L’image de Teyé dans les bras du roi revint le tourmenter, attisant son désir.
« Je me réjouis que tu sois venue.
— Nous nous sommes retrouvés en des heures plus heureuses », répondit-elle avec froideur.
Il résista à l’élan qui le poussait vers elle, sûr d’essuyer une rebuffade. Qu’une femme eût tant de pouvoir sur lui le consterna.
« Pourquoi ton cœur a-t-il changé ? demanda-t-elle, après l’avoir scruté en silence.
— À cause du message de Géoua. Tu ne t’attendais pas à ce que j’y reste indifférent !
— Le message de Géoua ?
— Oui.
— De quoi parles-tu ? » interrogea Teyé d’un air perplexe.
Chaemhet se troubla.
« Mais… Géoua est venu me trouver et m’a appris… m’a appris que… »
Elle le laissa bredouiller stupidement sans tenter de l’aider, sans même l’encourager par une question, et se borna à l’observer de ses grands yeux insondables.
Transpirant et rougissant, Chaemhet jeta un coup d’œil sur la coupe de vin qu’il s’était servie, mais au lieu de boire, il servit également Teyé pour se donner une contenance.
« Il m’a dit que le roi te voulait dans sa couche. »
Elle continua à le fixer, énigmatique, puis esquissa un sourire.
« N’en a-t-il pas le droit ? Je suis sa concubine.
— Je sais, admit Chaemhet, baissant la tête.
— J’ai été ravie de me sentir à nouveau désirable, reprit-elle d’un ton léger. Tu me négliges. Il est clair que tu ne veux plus de moi.
— Ce n’est pas vrai ! »
Il avait protesté sans réfléchir. Les yeux soudain expressifs de Teyé lui révélèrent qu’il avait commis un faux pas.
« Alors pourquoi as-tu agi ainsi envers moi ? Rien, pas un mot, pas le moindre message de ton serviteur toujours grave et obséquieux !
— Pourquoi Géoua est-il venu me voir ? »
La jeune femme le toisa dédaigneusement.
« Cet homme n’est pas aveugle. Il a eu des soupçons et s’est dit que ce petit jeu pouvait être payant.
— Il a pris un grand risque !
— Qu’aurais-tu fait, si tu avais été innocent ? riposta-t-elle avec une franchise brutale qui lui fit l’impression d’un coup de fouet. Tu l’aurais jeté dehors ? Tu l’aurais dénoncé à la police mézai pour tentative de corruption ? »
Chaemhet ne répliqua pas. Comment Géoua avait-il deviné… ? Il s’était montré si prudent ! Mais, visiblement, pas assez.
« Combien t’a-t-il soutiré ? » interrogea-t-elle.
Le voyant persister dans son mutisme, elle l’accabla d’un rire railleur.
« Écoute ! Je sais que le nain n’est pas dans son élément, dans la cour modèle instaurée par Ay. Il prend de l’argent partout où il peut et chaque fois qu’il le peut. Un jour ou l’autre, il tombera. Mais ce n’est certes pas toi qui causeras sa chute.
— Comment peut-il être au courant, pour nous deux ?
— As-tu imaginé qu’il le tenait de moi ?
— Oui ! répondit-il avec fureur. Comment, sinon… ? »
Elle dégusta quelques gorgées de vin, puis annonça calmement :
« Maintenant, je m’en vais. »
Elle se leva et se dirigea vers la porte. En un clin d’œil, il l’avait rattrapée et la retenait par le bras. Au seul contact de sa peau, il sentit son ardeur se déchaîner et les traits d’Hathor le transpercer. Sa main se fit caressante, presque suppliante.
« Ne pars pas », dit-il d’une voix rauque.
Teyé ne tenta pas de se dégager. À la sentir si proche, il aurait voulu la prendre sur-le-champ, mais quelque chose l’en empêchait.
« As-tu changé d’avis ? » demanda-t-elle d’une voix plus douce.
Comme si c’était la première fois, Chaemhet remarqua ses lèvres pleines et satinées. Il contempla ses boucles sombres sur ses épaules nues, si brunes. La jeune femme se tourna vers lui et leurs corps s’effleurèrent. Il la prit dans ses bras. À l’intérieur de lui, le dieu Min dressa son mât ; elle était assez près pour le sentir.
Elle l’enlaça, les yeux souriants. Pourquoi éprouvait-il tant de gratitude à se savoir pardonné ? Avec un soupir, il l’attira contre lui, s’enivra de son parfum, de sa présence, heureux de sentir à nouveau les bras de Teyé autour de lui. Que valaient la réflexion et le bon sens, comparés à ce délice ? Un tel bonheur méritait quelques sacrifices.
Il entendit la voix de Teyé, semblant venir de très loin :
« Me veux-tu encore pour tienne ?
— Oui.
— Dis que tu es à moi… »
Seul dans ses appartements, au-dessus du harem, Géoua repensait avec satisfaction à cette journée fort lucrative. Les pièces étaient exiguës, les plafonds bas et tous les meubles de petite taille, excepté ceux destinés aux invitées : quelques sièges, deux ou trois tables en bon bois de palmier, mais rien de trop grandiose, et le lit. Géoua ramenait fréquemment des courtisanes, dont les tarifs n’étaient accessibles qu’aux dignitaires du palais et aux prêtres de haut rang. Mais même lorsqu’il passait la nuit seul, il aimait se vautrer sur l’énorme matelas rempli d’herbes aromatiques et de fleurs de seshen[23].
Pour l’heure, il était assis à sa propre table, isolé de l’obscurité environnante par le halo d’une lampe à huile. Il versait les recettes de la journée dans son coffre. L’or portait le sceau personnel du Grand Intendant, toutefois c’était sans conséquence. Géoua pourrait le faire fondre ou le dépenser peu à peu. Cela lui permettrait d’acquérir de nombreux khar[24] de blé. Son devin ayant prédit une mauvaise crue pour l’an prochain, ce serait un excellent investissement. À l’argent de Chaemhet, il ajouta la somme que Teyé lui avait remise. Il avait craint, un moment, que l’intendant refusât de payer ; en ce cas, il en aurait été réduit à communiquer le message gratuitement, ou à ne pas le transmettre, ce qui lui eût valu de fâcheux désagréments si ces deux-là le découvraient. Mais tout s’était déroulé à la perfection, et s’ils étaient assez sots pour se compromettre, ce n’était pas à lui de les en dissuader. Ceux qui se laissaient mener par Min et par Hathor méritaient bien d’être tondus comme des moutons. Chaemhet, pompeux et arrogant, croyait faire la pluie et le beau temps ; il apprendrait sous peu ce qu’il en coûtait d’être l’esclave de ses passions.
Dans le profond silence de la nuit, Géoua percevait de temps en temps les piaffements d’un cheval dans les écuries du harem ou l’aboiement d’un chien. Il referma le coffre, le remit en place dans sa niche murale qu’il dissimula derrière une brique, fixant celle-ci à l’aide de chevilles en bois. Pour fêter sa bonne fortune, il avait envoyé son serviteur chercher sa prostituée favorite, qui ne tarderait guère à arriver. Il alluma une seconde lampe et prépara une cruche de vin de Dakhlah. Il but une rasade d’alcool de figue qui embrasa sa gorge, puis mâcha quelques feuilles de menthe pour se rafraîchir l’haleine.
À peine avait-il terminé ces préparatifs qu’on frappa un coup léger à la porte. Déjà ! Il s’empressa d’aller ouvrir, son souffle s’accélérant à la pensée de la nuit à venir. Il aimait les femmes aux formes opulentes, comme Oubenrech qui venait d’au-delà de la Grande Verte.
Souriant, il ouvrit largement la porte. Avant même de voir qui se tenait derrière, il ressentit une violente piqûre à l’estomac, puis une douleur insoutenable. La pointe du khepech le transperça avec tant de force qu’elle heurta sa colonne vertébrale. Il suffoqua lorsque la lame recourbée ressortit en opérant un mouvement latéral et, les yeux exorbités, vit ses entrailles glisser de la plaie tels des serpents.
Encore vivant, encore debout, il entendit une voix psalmodier :
« Je suis l’Enfant, je suis l’Enfant, je suis l’Enfant, je suis l’Enfant. Salut, Abou-our, dis-tu le jour venu : tu sais que le billot est prêt et que tu es voué à la pourriture. »
Géoua tenta d’implorer, de supplier, mais le sang étouffait ses paroles. Il tenait encore sur ses pieds, lucide, quand à nouveau la lame le pénétra.